Lorsque ce nouveau champ de recherche fait son apparition sous le syntagme conscience linguistique, au milieu des années 80, dans la dialectologie romane, il s'inscrit, à travers une collecte ethnotextuelle, dans le prolongement logique de l'inventaire et de l'analyse des parlers régionaux de France et dans le cadre théorique et méthodologique de la collecte de textes oraux. Perçu comme la marque d'un possible renouvellement scientifique des études dialectologiques, ce nouveau chantier de recherche se donne pour objet d'étude la complexité des pratiques linguistiques des Français que les attitudes à l'égard des faits de langue et de culture (Bouvier, 1984 : 3) seraient de nature à éclairer. Conscient de l'extension du champ de recherche de la dialectologie traditionnelle, Jean-Claude Bouvier, en introduction au Colloque sur « les Français et leurs langues » appelle au « dialogue entre les disciplines des sciences de l'homme et de la société et, plus particulièrement, entre l'histoire, l'ethnologie, la géographie, la sociologie et la psychologie. » (Bouvier, 1991 : 4). Dans le contexte épistémologique du moment et en l'absence de connaissances plus approfondies d'un objet qui met le sujet parlant au centre du problème, le rôle des « interdisciplines » comme la sociolinguistique, la psychologie sociale, voire la psycholinguistique, avait été sous-estimé.
C'est dans ce projet général - dont, en l'absence de cadre théorique préexistant, elle adopte les principes – que s'inscrit la recherche sur la conscience linguistique des locuteurs dialectophones alsaciens. Si l'on cherche, en conformité avec le projet d'ensemble, à cerner les pratiques linguistiques et langagières dans une situation de disparité linguistique et culturelle, il s'agit également, compte tenu de l'évolution linguistique et fonctionnelle du dialecte et à le (re)définir. Le choix de cet objectif s'inscrit dans un courant de recherche qui, en domaine germanique, s'organise autour de l'élaboration d'une « théorie du dialecte » qui viendrait ainsi pallier le caractère éminemment empirique de la dialectologie traditionnelle (Besch, Knoop, Putschke, Wiegand, 1982 / 1983). Une telle réflexion sur le « concept » même de dialecte – qui ne peut être dissocié des autres variétés en présence (variétés de français, allemand endogène et exogène) - doit prendre en compte aussi bien les éléments « objectifs », directement observables (évolution des dialectes, par exemple), que les données relevant des représentations des locuteurs et opérer à deux niveaux de description différents d'un même objet.
Ce changement de perspective – qui de l'étude des dialectes déplace l'attention vers les locuteurs, leurs pratiques diversifiées et celles des autres – conduit, inévitablement, à transgresser les
frontières d'une discipline constituée (dialectologie) et à reculer les limites d'un objet d'investigation jusque-là identifié à la « norme dialectale » (Grundmundart)
dans ses seules dimensions spatio-temporelles et, pour partie, dans
ses contextes socio-culturels. De facto, le dialecte est ainsi inséré dans un paysage sociolinguistique différentiel et concurrentiel dont il est l'une des composantes qui entretient des relations
d'interdépendance avec les autres variétés en présence.
En l'absence de connaissance préalable, non pas du terrain, mais des ressources opérationnelles d'une recherche sur la conscience linguistique des locuteurs, la démarche s'est orientée vers
une approche empirique propre à la linguistique de terrain. Cette exigence empirique signifie d'autant moins une soumission aux faits que le discours épi- et métalinguistique ne fournit pas immédiatement les objets de connaissance. C'est bien la recherche de connexions entre des parties éparses du discours sur les langues et les pratiques, celle des logiques souvent cachées qui a permis de cerner les grands traits d'une conscience linguistique collective des locuteurs dialectophones. Au total, on s'intéresse aux aspects les plus divers de la subjectivité linguistique des locuteurs dialectophones alsaciens, à ce qu'ils pensent, à ce qu'ils disent (et qu'ils ne disent pas) de leurs langues et de leurs pratiques et de celles des autres (out-group), et, partant, aux représentations sociales qui y sont attachées.
Dans la mesure où les représentations sociales se construisent dans les échanges, les interactions, le procédé méthodologique retenu à susciter, à partir d'un guide thématique, un discours centré sur les
langues et les pratiques.
Les interviews, de type interactionniste mettant en jeu l'enquêteur et l'enquêté, ont pris la forme d'un entretien thématique semi-dirigé d'une durée moyenne de deux heures
(cf. les deux enquêtes numérisées). Au total, nos analyses se fondent sur une banque discursive constituée de plus de 400 entretiens. Sans postuler a priori une différence de nature entre
les représentations de groupes d'acteurs qui diffèrent par le sexe, l'âge, lieu de résidence et de travail, statut socio-professionnel), nous avons opté pour une enquête extensive avec des acteurs
hétérogènes qui ont pour caractéristique commune de disposer d'une dialectophonie active ou passive avec toutes les difficultés que pose l'évaluation « objective » de
ces compétences de natures diverses. La langue de l'entretien n'a pas été imposée aux sujets, de sorte qu'ils ont opté, dans ces activités socialement situées, pour des choix de codes en fonction de leurs
compétences linguistiques et de leur appréciation du contexte (alsacien ou français).
Le questionnaire servant de trame à l'entretien comporte sept volets :
Les questions sur chacune des variétés en présence se regroupent autour de différentes thématiques : l'évaluation des compétences linguistiques, l'« accent », les représentations des normes linguistiques, de la variation linguistique, l'idéologie linguistique (dialecte / école, identité ...).
Les résultats de cette recherche sont présentés dans diverses publications (Bothorel-Witz, 1998, 2008 / Bothorel-Witz, Huck 1996, 1999). On pourra aussi se reporter à la contribution d'Arlette Bothorel-Witz (2. « Variétés en contact et représentations sociolinguistiques », in : Huck, Bothorel-Witz, Geiger-Jaillet, 2007).
- un entretien en alsacien avec retranscription
- un entretien en français avec retranscription.
BESCH Werner, KNOOP Ulrich, PUTSCHKE Wolfgang, WIEGAND Ernst (Eds.) (1982 / 1983) : Ein Handbuch zur deutschen und allgemeinen Dialektologie, Berlin / New York : De Gruyter, vol. 1/1982, vol. II/1983.
BOTHOREL-WITZ Arlette (1998) : « La conscience linguistique au carrefour de plusieurs disciplines », in : Maillard Ch., Bothorel-Witz A. (Eds.) : Du dialogue des disciplines. Germanistisque et interdisciplinarité, Strasbourg : Presses universitaires, 233-251.
BOTHOREL-WITZ Arlette (2008) : « Le plurilinguisme en Alsace : les représentations sociales comme ressources ou outils de la description sociolinguistique », in : Les Cahiers de l'ACEDLE, vol. 5, n° 1, 2008, Recherches en didactique des langues – L'Alsace au coeur du plurilinguisme, 41-63, http://acedle.u-strasbg.fr.
BOTHOREL-WITZ Arlette / HUCK Dominique (1996) : « Entre savoir et imaginaire », in : Saisons d'Alsace, Le dialecte malgré tout. Une langue à réinventer ensemble, Automne 96, N° 133, Strasbourg: Editions de la Nuée Bleue, 41-52.
BOTHOREL-WITZ Arlette / HUCK Dominique (1999) : « La place de l'allemand en Alsace : entre imaginaire et réalité », in : Clairis Ch., Costaouec D.,Coyos J. B. (Eds.), Langues et cultures régionales de France. Etat des lieux, enseignement, politiques, Paris : L'Harmattan, pp. 85-103 (Actes du Colloque : «Langues et cultures régionales de France. Etat des lieux, enseignement, politiques » Paris IV – Sorbonne, 11-12 juin 1999, 85-103.
BOUVIER Jean-Claude (1984) : L'Ethnotexte du GRECO 5/1984.
BOUVIER Jean-Claude (éd.) (1991) : Les Français et leurs langues. Université d'Aix-Marseille.
HUCK Dominique (coord) / BOTHOREL-WITZ Arlette / GEIGER-JAILLET Anemone (2007) : « L'Alsace et ses langues. Eléments d'une description sociolinguistique en zone frontalière », in : Abel A., Stuflesser M., Voltmer L. (Eds.), Aspects of Multilingualism in European Border Regions, EURAC Research, Bolzano, 13-100.